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Paris, le 19 février 2002

Europe de la Défense : le manche après la cognée ?

Lettre

 

Cher (e) ami (e),

L’Europe de la Défense semble être absente ou en tous cas insuffisamment présente dans le débat public, notamment depuis les attentats du 11 septembre.

C’est anormal ; c’est grave ; c’est dommageable pour notre pays et la construction d’une Europe vraiment indépendante et maîtresse d’elle-même. Compte tenu des temps qui s’annoncent, la qualité et la clarté du débat démocratique nécessaires en seront altérées si rien n’est dit de façon approfondie sur cette question essentielle pour notre avenir.

Je vous soumets mes propres réflexions sur ce sujet. Merci de les considérer comme un simple apport personnel à la discussion collective.

A vous.

 

Serge Rechter

 

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Europe de la Défense : le manche aprés la cognée ?

Il y a un an à peine, les tenants de l’Europe de la Défense saluaient avec enthousiasme les prémices de la volonté des Etats de l’Union Européenne de se doter d’une capacité militaire commune d’intervention d’urgence apte à mettre en œuvre et à maintenir pendant une année au moins des forces de 60 000 à 100 000 hommes.

Malgré ces perspectives stimulantes pour les europhiles, quelques questions se posaient ; et ce n’étaient pas des questions de détail.

1. En termes géopolitiques : un imperium inentamé, celui des Etats-Unis

Quelle autonomie était censée avoir cette euro-force par rapport à l’OTAN et par conséquent vis-à-vis des Etats-Unis qui la dominent totalement ? et notamment en cas de divergences profondes entre les Etats-Unis et l’Europe sur la nécessité même d’intervenir à propos de tel ou tel conflit ? Le débat est désormais tranché : même en cas de convergence politique avec l’Europe, les Etats-Unis se passent parfaitement de leurs " alliés " et négligent tout à la fois d’appliquer le Traité fondateur de l’OTAN et même d’informer leurs " partenaires ". " Alliés et partenaires " ne pesant d’ailleurs pas du même poids aux yeux des Américains.

La déclaration de Saint-Malo (fin 1998) ou, si l’on préfère, la cordiale entente entre la Grande-Bretagne et la France en matière de défense, a été après le 11 septembre sérieusement mise à mal au profit du partenariat traditionnel américano-britannique.

2. En termes de moyens : un gap de puissance entre Europe et Etats-Unis

Il était bien naïf de considérer que l’euro-force pourrait disposer des moyens de l’OTAN dès lors que les Américains n’y auraient pas eu convenance. Partant, il fallait compter sur les moyens propres de l’Europe. Outre les problèmes budgétaires qui contraignent les Etats (Pacte de Stabilité), se posait cruellement la question :

sans compter quelques autres (capacités à développer des frappes de précison dans la profondeur,par exemple).

Quant à la France, une bonne dizaine de milliards d’euro au moins (65 milliards de francs, soit l’équivalent d’une année d’équipement militaire), manquent in fine au bilan de l’exécution de la loi de programmation. La relève des équipements devient dans ces conditions tout à fait problématique, surtout après la professionnalisation des forces, sauf… à procéder à des achats directs outre- atlantique, ce qui ne milite ni en faveur de l’indépendance nationale, ni en celle de l’industrie nationale et par conséquent de l’emploi, ni bien entendu en faveur d’une industrie européenne de l’armement.

Un exemple : quand la France consacre 10 milliards de dollars à ses budgets d’équipement militaire, les Etats-Unis en consacraient 100 avant le 11 septembre. La Grande-Bretagne 12 milliards de dollars ; l’Allemagne 6 milliards de dollars. Le gap européen vis-à-vis des Etats-Unis réside essentiellement dans la puissance budgétaire, pas dans la technologie, encore que les Américains soient difficilement rattrapables en matière d’interception électronique, de surveillance satellitaire et de furtivité.

Aujourd’hui, les collectifs budgétaires se succèdent aux Etats-Unis. Celui d’avant le 11 septembre excédait déjà le budget militaire allemand ; celui d’après le 11 septembre équivaut au titre V français…

3. L’Europe de la Défense aujourd’hui : le désenchantement

L’Union Européenne est comme " sonnée " par l’affaire afghane. L’imperium américain a pris le pas sur sa volonté d’agir en sa qualité d’acteur européen, a estompé les objectifs de fin 1998 (Saint-Malo) et marqué les insuffisances invalidantes de ses moyens d’intervention. Le feuilleton de l’avion de transport lourd européen (A400M) continue en dépit des apparences. Le Ministre allemand de la Défense a certes " signé " pour 73 appareils (commande indispensable si l’on souhaite qu’Airbus mette l’avion en chantier), mais cette signature sera-t-elle honorée ? Quant aux Italiens, ils ont lâché le projet entièrement, brutalement.

L’environnement stratégique du Vieux Continent (Asie Centrale, Moyen-Orient, pour ne citer que ces deux foyers de conflit) se dégrade tandis que se profilent récession, restrictions budgétaires, élections. La re-nationalisation des politiques de défense devient dès lors une tentation bien compréhensible. Faut-il y succomber ?

4. L’Europe de la Défense quand même ?

Evacuons d’abord une mauvaise raison de créer une défense commune à un certain nombre de pays. Croire en effet qu’une euro-force créerait à coup sûr et comme par magie une euro-politique serait angélique. Cela prendrait autant de temps que l’euro-monnaie en mettra à créer une euro-politique économique. Il existe en revanche de meilleures raisons.

  • A. Le triste état du monde *

    La globalisation économique,financière et culturelle, stade ultime du capitalisme de marché, est totalement dominée par les Etats-Unis. C’est donc pour l’essentiel contre eux que se manifesteront résistances et révoltes notamment des pays pauvres. Si l’épée reste bien l’axe du monde, les Etats-Unis n’hésiteront pas à s’en servir dès lors que leurs intérêts publics ou privés leur paraîtraient menacés. Le discours du Président Bush sur l’Etat de l’Union ne laisse aucun doute sur ce point. Il vaut mieux le savoir et mettre en place pour éviter le pire, une régulation mondiale efficace et contraignante. Cette régulation évitera des conflits majeurs où nous risquons, à l’évidence, d’être entraînés, soit à l’extérieur de nos frontières, soit à l’intérieur et même de l’intérieur.

  • B. Le triste état de certaines régions du monde.

    Après le conflit afghan qui n’est d’ailleurs pas terminé, que va-t-il se passer en Asie Centrale, grosse de conflits ethniques et religieux, dans des pays à fort potentiel de ressources énergétiques indispensables à l’Occident mais aussi à terme à la Russie ? Deux puissances régionales, nucléaires, l’Inde et le Pakistan, menacent de s’affronter et risquent d’embraser toute la région. Elles ont des alliés.

    L’Afrique progresse, mais ses ethnies se massacrent çà et là. Est-ce à la France seule d’éviter ces tueries comme au Rwanda et demain ailleurs ? Est-ce aux Etats-Unis ? On en a vu le résultat lorsque cela s’est produit. Non, c’est à l’Europe de le faire, en tant que telle, militairement, dans un continent où quelques uns de ses Etats ont dans le passé à la fois apporté quelques progrès, mais aussi prélevé nombre de richesses.

    Que dire du Moyen-Orient où il faut manifestement interposer une force, qui se fasse respecter, pour séparer des Palestiniens qu’il faut aider à s’ériger en Etat indépendant et responsable, et des Israéliens qu’il faut protéger du terrorisme et dont il faut garantir la sécurité. Qui le fera ? Les Etats-Unis ? Non. S’ils ont les dollars indispensables à l’un des deux camps , ils sont trop engagés aux côtés de l’autre camp. L’ONU ? Elle n’en a ni les moyens ni l’indépendance voulue vis à vis des Etats-Unis. La France seule ? Ou tout autre pays ? Impossible, irréaliste, impensable. Seule l’Europe peut s’engager et installer une paix durable en un ensemble cohérent à la fois militaire et financier.

    C. Le triste état des gens.

    L’insécurité progresse. Comment imaginer qu’on peut lutter seuls contre les violences d’origine extérieure ou pire encore contre la violence importée de certains conflits et à l’évidence de celui du Moyen-Orient ? Difficile de parler défense et moyens budgétaires nécessaires, à un corps social qui, lui, pense sécurité d’abord et au quotidien.Il faut considérer ensemble ,dans la même volonté d’agir , défense et sécurité.

    L’Espace Schengen existe. Sa protection ne peut reposer que sur une volonté européenne, et par conséquent sur des moyens européens :

  • Tout ceci illustre à l’évidence le fait qu’on ne peut plus parler de défense si en même temps on ne parle pas sécurité. Il ne s’agit pas d’additionner des moyens mais de les conjuguer harmonieusement .Un exemple concret est parfaitement démonstratif sur ce plan : la création en cours d’une Force Européenne de Sécurité est à accélérer. Elle trouverait à coup sûr son rôle dans son engagement en Bosnie en remplaçant la police de l’ONU. Il faut naturellement qu’elle soit dotée d’une doctrine européenne en matière de procédures policières et juridiques.
  • *

    * *

    Qu’on le veuille ou non, les attentats du 11 septembre nous ont appris au moins quatre choses :

    Assurément, il faut reconsidérer le couple défense-sécurité, refonder la problématique de la construction européenne, de ses objectifs diplomatiques extérieurs, de ses moyens militaires de défense, de renseignement, de protection, de ses industries et technologies d’armement. Il est vrai qu’une telle remise en cause entraînera une révision, mais une révision négociée, de nos capacités.Au reste,quelle est la capacité d’un pays qui ne possède qu’un seul porte-avions, c’est à dire un porte-avions à mi-temps ? Ne faut-il pas le compléter par d’autres, européens mais pas nécessairement à propulsion nucléaire ?

    S’il est un domaine où il est besoin non pas seulement d’une coopération entre Etats-Majors mais bel et bien d’une " coopération renforcée ", c’est bien celui de la Défense. Pour peu naturellement que l’on refléchisse et que l’on travaille en anticipant sur des objectifs politiques clairs et communs : il en va ainsi des Balkans et du Moyen-Orient.

    Aujourd’hui l’Europe de la Défense flotte entre deux eaux : les progrès qu’elle a faits ne sont pas à la hauteur des risques qui s’amoncellent. Au mieux, au fil de l’eau, elle serait peut-être dans quelques années à peine opérationnelle pour mener des opérations qu’elle aurait dû prendre à son compte dans les Balkans… 15 ans avant.

    C’est à la France de marquer le cap et d’y conduire, en coopération avec eux, les Etats qui ne veulent ni dépendre de l’imperium d’une super-puissance, ni assister en spectateurs impuissants et donc muets, aux désordres du monde, ni sacrifier, faute de lucidité, d’ambition réaliste et de moyens adaptés, leur propre capacité collective –mais finalement aussi nationale– de défense, de protection et de sécurité.

    Attendre, c’est décliner et c’est perdre de vue le rôle et la grandeur de la France qui n’est jamais si utile au monde et à l’Europe que lorsqu’elle propose un grand dessein et les voies pour le mettre en œuvre.

    SR

    * Titre d’un récent article de Stanley Hoffman.

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