Dominique MOÏSI
" Le conflit israélo-palestinien : Pax Americana ou Guerre de 100 ans ? "
Pour son premier rendez-vous de l’année 2001, Géostratégies 2000 a reçu, le 9 janvier, Dominique Moïsi, venu débattre du conflit israélo-palestinien. Dans une atmosphère parfois passionnelle (pouvait-il en être autrement ?), il a soutenu avec brio, en présence de plusieurs personnalités, notamment des Ministres Conseillers de l’Ambassade des Etats-Unis, que la paix était impossible et la guerre improbable.
En ce début de troisième millénaire, la situation au Moyen Orient se trouve dans une impasse. La paix y est impossible, affirme Dominique Moïsi. Deux complexes d’infériorité, très puissants, se font face. Les Palestiniens sont persuadés qu’ils sont le dernier exemple de colonisation du monde occidental. Les Juifs, en revanche, pensent que la création de leur Etat, après guerre, constitue un accomplissement logique, et qu’il s’agit là du dernier mouvement de libération nationale de l’histoire européenne. Pourtant, dans le grand tourbillon de la décolonisation, il vivent à contre-courant.
Un antagonisme exacerbé
La mondialisation effrénée de ces dernières
années renforce le caractère dramatique de la situation. L’Etat
hébreu est devenu l’un des pôles les plus développés du
monde occidental. On y assiste à un véritable boom des
nouvelles technologies (170 Israéliens sur 1000 travaillent dans
ce secteur, soit le double des Américains). Israël décolle économiquement,
mais, dans le même temps, son isolement géographique s’accentue.
Engagé dans une course à la modernité, il se soucie moins de
son environnement régional, considéré comme secondaire. Il s’agit
là d’un " narcissisme suicidaire ",
reconnaît Dominique Moïsi. De leur côté, les Palestiniens
prennent conscience de ces disparités qui s’exacerbent. Ils
voient bien qu’ils évoluent dans deux siècles différents
et cela accentue leur humiliation de départ. Les citoyens arabes
d’Israël (qui représentent 20 % de la population totale)
ont l’impression d’être des citoyens de seconde zone.
Ils sont pourtant 85 % à
vouloir garder leur statut, car ils savent qu’ils
bénéficient d’une condition privilégiée, économi-quement
et socialement. En revanche, en cas de conflit, ils choisissent,
à 75 %, leur peuple contre leur Etat. Cette réalité accroît
la méfiance
d’Israël et crée une situation explosive. Au lieu de
devenir un pont régional, comme l’auraient souhaité les
pionniers, Israël se transforme de plus en plus en ghetto
mondial, souligne Dominique Moïsi.
Les Israéliens possèdent la bombe atomique, une supériorité militaire incontestée et ont pour alliés les Etats-Unis. Mais, ils souffrent d’un sentiment d’insécurité profond. Face à eux, les Palestiniens n’ont plus rien à perdre. Démographiquement, ils sont en position de force. Les cinq millions de juifs d’Israël redoutent les cent millions d’arabes de la région.
Parallèlement, l’Etat hébreu traverse également une crise existentielle, plus métaphysique. Dans ce contexte historique exceptionnel, il faudrait des " hommes historiques ", providentiels, comme en Afrique du Sud. Or, Rabin a été assassiné et Arafat ne sera jamais Mandela. Sa survie personnelle lui importe plus que la paix pour sa génération. Dans le ballet diplomatique incessant du Moyen Orient, les apparences sont reines.
Un compromis impossible
Si, pour toutes ces raisons, la paix est
impossible, la guerre demeure toutefois improbable. Les pays
arabes ont besoin de la force de leurs armées pour assurer la
stabilité de leurs régimes. Ils ne peuvent s’engager
contre Israël, qui les écraserait. C’est un scénario qui
ressemble beaucoup à celui de la guerre froide, admet Dominique
Moïsi. Un seul pays
pourrait être tenté par l’aventure : c’est l’Iran, mais il est loin et non arabe. Bien sûr, on ne peut écarter totalement des risques de dérapages qui pourraient entraîner la Syrie ou l’Egypte dans un conflit qu’elles ne souhaitent absolument pas et qui remettrait en cause leurs priorités actuelles.
Concrètement, ce que Barak avait cédé, allait beaucoup plus loin que ce que les Israéliens, les Occidentaux et même les Arabes pouvaient imaginer. C’était le retour aux frontières de 67, la souveraineté palestinienne sur 95 % des territoires occupés, et l‘acceptation de voir Jérusalem devenir la capitale de l’Etat palestinien. Malheureusement, cette vision stratégique reposait sur une incapacité tactique totale.
Les Palestiniens n’ont toujours pas compris pourquoi, en 1948, ils ont dû payer pour les fautes de l’Europe. Ils se sentent victimes d’une querelle qui n’est pas la leur. Mais, leur exigence absolue de justice les amène à nier le droit à l’existence d’Israël et à condamner, trois, voire quatre générations à la violence.
Face à cette incompréhension radicale, y a t-il un compromis possible, s’interroge Dominique Moïsi. Il ne faut plus tabler sur la tolérance, ni sur l’acceptation de l’autre. C’est une politique illusoire. Les hommes d’Etat se trompent en se servant de la religion pour faire avancer les dossiers. Le débat sur les lieux saints est extrêmement complexe. Il faut écarter toute idée de souveraineté juive ou palestinienne et les internationaliser, diviser la ville, regrouper la population par zones.
Aujourd’hui, après l’échec des discussions de paix, psychologiquement et émotionnellement, le climat est comparable à celui de la fin des années 40. Il y a eu un immense recul. Les Israéliens sentent que les Arabes les perçoivent comme les chrétiens du Moyen-Age, à Jérusalem, et les Palestiniens supportent de moins en moins le mépris des Israéliens.
A la fin des années quarante, les Français et les Allemands ont engagé un processus de réconciliation, car ils étaient dirigés par des hommes qui leur ont permis de transcender leurs émotions. Au Moyen-Orient, il n’y a rien de tel . Le pire l’emporte et les générations futures seront encore plus difficiles à rallier au camp de la paix. En effet, on assiste actuellement en Israël à un renforcement de la démographie négative. Un million de russes juifs, qui ignorent tout des réalités
démocratiques, ont décidé de se fixer en Israël. Et ils sont actuellement rejoints par de nouveaux colons, qui quittent les Etats-Unis, déçus par la " mollesse " du régime israélien. Face à eux, ils vont découvrir des Palestiniens qui n’ont connu que la peur, la misère et l’humiliation…
Comme à l’accoutumée, un débat animé et parfois tendu, conduit par Serge Rechter, a clos la rencontre.
Dominique Bromberger (Journaliste) : Vous nous avez présenté un exposé profondément pessimiste. N’y a t-il pas le moindre espoir de paix ?
C’est le pessimisme de la raison. Clinton a surestimé les possibilités de paix. Il a forcé les Israéliens à aller au-delà de ce qu’ils étaient prêts à accepter. Et comme les Palestiniens ont refusé, il y a eu un retour en arrière. Il y a une clarification des enjeux , mais aussi une polarisation plus claire. Les partisans de la paix sont déçus et isolés.
Claire Castagnou (Chargée de mission AFB) : Pour parvenir à un terrain d’entente, il faut une confiance réciproque. Les modérés des deux camps ont-ils plus de chance de trouver un compromis ?
Nous avons toujours pensé que les hommes de bonne volonté allaient l’emporter sur les extrémistes. La présence dans chaque camp de fondamentalistes constituait , selon nous, un obstacle majeur à la paix. Or, il s’avère aujourd’hui qu’il s’agit réellement d’un conflit de civilisations, et non pas de rapports de force entre modérés et extrémistes.
L’actualité politique fournit un exemple. Sharon sera Premier ministre. Cela provoquera une énorme réaction négative dans le monde arabe et renforcera l’auto-isolement d’Israël. Or, Sharon est plus à même de diriger le pays que Netanyaou, qui est un vendeur cynique et populiste, sans foi, ni loi. Sharon est un idéologue, mais c’est aussi un militaire, qui répugne à verser le sang.
Henri Dufoix (Directeur des ressources humaines Thales) : Quel est le coût de cette tension permanente pour le Moyen-Orient et les Occidentaux ?
Pour les pays du Moyen-Orient, ce coût est moins important et moins risqué que le test de la paix qui les obligerait à se confronter à la réalité et à la nécessité
des réformes sociales, politiques et économiques. Pour l’Europe, la tension n’existe pas, puisqu’il n’y a pas de politique moyen-orientale commune. La question ne se pose pas de la même manière en Allemagne et en Angleterre ou en France. Il y a un contraste entre l’uniformisation anti-israélienne de l’opinion publique et les divergences gouverne-mentales.
Peut-on se comporter avec violence et brutalité en Israël en 2001 ? La politique des colonies de peuplement est suicidaire. Mais, est-ce là le vrai problème ?
Comment faire coexister deux peuples qui veulent divorcer ? Il faudrait les séparer, mais la terre est trop petite. On entre dans une logique terrible. Il y a une balkanisation du Moyen Orient.
Joël Spiro (Ministre Conseiller pour les Affaires Economiques. Ambassade des Etats-Unis) : Si Arafat exige le droit au retour pour les Palestiniens, quelle est la dynamique qui va se développer ?
Le droit au retour pour trois millions de Palestiniens ne bute pas sur un problème financier. Il se révélerait à terme moins onéreux que le coût de la violence. La difficulté est ailleurs. Comment expliquer qu’il y ait un Etat ouvert seulement aux Palestiniens restés sur place et nés après 1948 ? Les Palestiniens ne comprennent pas pourquoi ils ne peuvent pas revenir, alors que récemment un million de russes (qui ne sont pas tous juifs) et qui ignorent tout des réalités de la région, se sont installés dans l’Etat hébreu. Il y a un équilibre quasi impossible à trouver entre la paix, la justice et la mémoire. Il n’y a pas de réconciliation sans justice et celle-ci passe par le traitement de la mémoire. Il y a une dizaine d’années, les Israéliens auraient dû s’excuser pour les massacres et l’exode des Palestiniens. De même, Arafat aurait dû se recueillir devant le monument de l’Holocauste. Ces gestes n’ayant pas eu lieu, nous nous trouvons dans une impasse, où chacun nie la spécificité de la souffrance de l’autre. Il est très difficile de demander aux peuples d’avoir une vision historique.
Ingénieur Général Crémieux : Pourquoi écartez-vous le risque de guerre ?
Elle n’est pas impossible, seulement improbable. Les Israéliens la souhaitent, cela leur permettrait de
se retrouver en terrain familier (guerres d’indépendance, de 1956, 67, 73…). Pour eux, l’Intifada représente la pire des guerres. Elle pose des problèmes moraux aux soldats israéliens. Mais, quel pays arabe accepterait ce piège ? Toutefois, il ne faut pas exclure totalement le risque, car les hommes d’Etat peuvent faire des fausses manœuvres, des erreurs de calcul.
Laurent Jacquet (Rédacteur en chef Le Moci) : La France a-t-elle un rôle à jouer en solo ? Et la Russie ? Et les USA ?
La France a un rôle spécifique au Liban, peut-être en Syrie. Mais, dans le conflit israélo-palestinien, elle est consciente qu’elle ne peut être une alternative crédible face aux Américains. Au sein de l’Union Européenne, elle a récemment montré qu’elle hésitait entre une vision de complémentarité et une vision de substitution, et a aussitôt recréé la méfiance d’Israël. Si la France choisit de se démarquer, elle se coupera de la majorité de ses partenaires européens et provoquera une tension transatlantique. La Russie, quant à elle, ne doit pas être laissée de côté. Il faut lui faire sentir qu’elle existe. Elle est protectrice des lieux saints et a donc une légitimité historique et religieuse. Quant aux USA, ils possèdent la clé. Ils représentent le seul " facilitator " possible, quand le moment sera venu. L’administration Bush gardera, dans un premier temps, une certaine distance avec le Moyen-Orient, c’est sa tendance naturelle. Mais, cela ne pourra pas durer longtemps. Il y aura moins d’esprit biblique que chez les démocrates, mais plus de réalité politique. Et, sur le terrain, la différence sera peu significative.
François Provenchère (Commissaire aux Comptes- Expert-Comptable) : Quelle est l’importance relative de Jérusalem ?
Personnellement, j’aurais dissocié Jérusalem, dans les négociations, car c’est le symbole le plus émotionnel. Il aurait fallu avancer plus loin pour les territoires occupés et le retour des réfugiés, puis seulement ensuite s’attaquer à Jérusalem. L’inverse a eu lieu. C’était un pari trop ambitieux qui a échoué.
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Un débat riche, contradictoire et largement prolongé après la fin de notre rencontre avec Dominique Moïsiw
Propos non revus par les intervenants
Marie-Clotilde Hingray